
Généalogie gargantuine

La généalogie complète (et mythique) de cette famille est donnée dès le premier chapitre de Pantagruel, Rabelais fait remonter l’ascendance de ces géants aux temps d’avant le Déluge. Cette généalogie est évidemment fantaisiste mais doit être rapprochée de l’usage en cours dans l’Antiquité et au Moyen Âge d’inscrire les noms des grands dans une filiation honorable et légendaire (voyez la généalogie supposée d’Auguste qui inscrit son nom dans la succession d’Énée dernier survivant des Troyens après la chute de la ville ou encore la généalogie de Jésus que l’on trouve, par exemple dans l’Évangile selon saint Matthieu, I, 1-17).
Rabelais considère cette généalogie connue de ses lecteurs puisqu’il commence son récit par les mots suivants :
Je vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline recongnoistre la genealogie et antiquité dont nous est venu Gargantua. En icelle vous entendrez plus au long comment les Geands nasquirent en ce monde : et comment d’iceulx par lignes directes yssit Gargantua pere de Pantagruel : et ne vous faschera, si pour le présent je m’en déporte.
Je vous renvoie à la grande Chronique pantagruéline pour reconnaître la généalogie et l’antiquité d’où nous est venu Gargantua. Vous entendrez dedans plus au long comment les Géants naquirent en ce monde, et comment, par ligne directe, en est sorti Gargantua, père de Pantagruel, et ne vous déplaise qu’à présent je m’en abstienne (chapitre I).
La structure du roman
Le roman est composé de 58 chapitres précédés d’un prologue programmatique. Le récit procède chronologiquement, c’est-à-dire que l’on suit les aventures de Gargantua, personnage principal et éponyme, depuis sa naissance jusqu’à la fondation de l’abbaye de Thélème à la fin des guerres picrocholines. Pour autant, certains chapitres sortent du cadre strictement chronologique pour permettre à l’auteur de développer ses idées sur la société dans laquelle il vit et les modes d’éducation.
La structure du récit est la suivante :
Première partie : les premières années de Gargantua [ch. I-XIII]
- Chapitres 1-2 : La généalogie de Gargantua
- Chapitres 3-7 : Sa naissance
- Chapitres 8-13 : Son enfance
Deuxième partie : l’éducation de Gargantua [ch. XIV-XXIV]
- Chapitres 14-15 : La mauvaise éducation des sophistes
- Chapitres 16-20 : Gargantua à Paris
- Chapitres 21-24 : La bonne éducation sous la direction de Ponocratès
Troisième partie : Les guerres picrocholines et les victoires de Gargantua [ch. XXV-LI]
- Chapitres 25-28 : Les origines de la guerre
- Chapitres 29-33 : Les démarches diplomatiques de Grandgousier
- Chapitres 34-36 : La victoire de Gargantua sur les troupes du capitaine Tripet
- Chapitres 37-41 : Le premier festin chez Grandgousier
- Chapitres 42-44 : La victoire de Gargantua sur les troupes du capitaine Tyravent
- Chapitres 45-46 : Le deuxième festin chez Grandgousier
- Chapitre 47-49 : La victoire finale de Gargantua et la fin de la guerre
- Chapitre 50-51 : Le troisième festin chez Grandgousier
Cinquième partie : L’abbaye de Thélème [ch. LII-LVIII]
- Chapitres 52-58 : La description de l’abbaye de Thélème et de ses habitants.
Les thèmes développés
Les thèmes que développe Rabelais dans son roman sont, on va le voir, en lien direct avec l’actualité de l’époque à laquelle l’auteur vit. Il est évident que son récit est suffisamment subtil pour ne pas pointer directement aux personnes et événements, mais un lecteur attentif et au fait des problématiques de l’époque sait discerner derrière la fiction l’influence de la réalité historique telle qu’elle est vécue par Rabelais.
Ce rôle du lecteur est du reste affirmé dès le prologue, il doit être capable de voir derrière l’apparence des choses, comme le sage voit le remède derrière l’apparence grotesque de Socrate, nous en parlerons plus loin.
Le lecteur et son rôle
Dès les deux textes liminaires, l' »avis au lecteur » et le « prologue de l’auteur », Rabelais assigne à son lecteur un double rôle, explicite dans l' »avis » et plus implicite dans le « prologue ».
Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection,
Et le lisant ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire :
Aultre argument ne peut mon cueur elire.
Voyant le dueil, qui vous mine et consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escripre.
Pource que rire est le propre de l’homme.
[Amis lecteurs, qui ce livre lisez,
(Avis au lecteur)
Débarrassez-vous de toute affection
Et, en le lisant, ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ni infection.
Vrai est qu’ici peu de perfection
Vous apprendrez, sauf pour ce qui est de rire.
Autre argument ne peut mon cœur élire,
Voyant le chagrin qui vous mine et consume.
Mieux est de rire que de larmes écrire,
Parce que rire est le propre de l’homme.]
Il apparait donc ici, que le lecteur doit, avant même d’entrer dans le récit, se « débarrasser » de tout préjugé au sujet de ce qu’il pourrait y trouver. La suite rend la recommandation plus précise : un lecteur non averti pourrait être « scandalisé » par le contenu du livre qui, de prime abord, semble malséant. Or le seul objectif du récit, à en croire Rabelais, dans ces vers, est de faire rire. Il justifie cette idée en parodiant une citation d’Aristote (Les Parties des animaux, III, 10 – 673a27-28) qui affirmait que « l’homme est le seul animal capable de rire ». Mais ce rire se veut salvateur, pour détourner les hommes de leur tristesse.
Le prologue, lui assigne un autre rôle au lecteur, mais de façon plus oblique, plus détournée. Après avoir établi un parallèle entre l’œuvre à lire et le Socrate, Rabelais met en garde plus explicitement son lecteur :
À quel propos, en voustre advis, tend ce prélude, et coup d’essay ? Par autant que vous mes bons disciples […] lisans les joyeulx tiltres d’aulcuns livres de nostre invention […] jugez trop facilement ne estre au dedans traicté que mocqueries, folateries, et menteries joyeuses […]. Mais par telle legiereté ne convient estimer les œuvres des humains. Car vous mesme dictes, que l’habit ne faict poinct le moine. […] C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce que y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur, que ne promettoit la boite. C’est à dire que les matières icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus prétendoit.
Et posé le cas, qu’au sens literal vous trouvez matieres assez joyeuses, et bien correspondentes au nom, toutefois pas demourer là ne faut, comme au chant des Sirenes : ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de cueur.
À votre avis, pourquoi ce prélude et coup d’essai ? Pour que vous, mes bons disciples […] lorsque vous lirez les joyeux titres de certains livres imaginés par moi […], vous ne pensiez trop rapidement que leur contenu n’est que moqueries, folâtreries et menteries joyeuses […]. Il ne faut pourtant pas faire preuve de tant de légèreté lorsque l’on juge les œuvres humaines. Car vous-mêmes dites que l’habit ne fait pas le moine. […] C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement en évaluer le contenu. Vous saurez alors que la substance qu’il contient est d’une bien autre valeur que ce qu’en promettait la boîte. Je veux dire que les matières traitées ici ne sont pas si frivoles que le titre posé dessus le laissait entendre. À supposer que vous trouviez dans le sens littéral des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas en rester là, comme fasciné par le chant des sirènes, mais plutôt interpréter à plus haut sens ce que vous pensiez n’être dit que par esprit de plaisanterie.
(Prologue)
Il s’agirait donc d’être capable de percevoir, derrière l’aspect risible et bas, un plus haut sens qu’il appartient au lecteur de déterminer et d’interpréter. Les points de vigilance des lecteurs sont les suivants : l’éducation, la religion et la guerre.
L’éducation
L’éducation est, pour les humanistes, un moyen de se distinguer de leurs prédécesseurs médiévaux, qu’ils présentent, très exagérément, comme « barbares » et « obscurantistes » (c’est d’ailleurs une façon de voir le Moyen Âge qui perdure encore aujourd’hui de façon tout à fait erronée – voir, par exemple, les ouvrages de Georges Duby sur cette période). La référence absolue des humanistes est, on l’a vu avec le Prologue de Gargantua, l’antiquité gréco-romaine, y compris les premiers auteurs chrétiens et Pères de l’Église, comme Jérôme (qui a traduit la Bible en latin) et Augustin tandis que les théologiens de la fin du Moyen Âge s’en détournent au profit de penseurs scolastiques qui ne conservent de la philosophie antique (en particulier aristotélicienne) que ce qui les intéresse au regard de leur propre lecture biblique et condamne le reste avec la plus grande fermeté. Ces penseurs sont « incarnés » dans Gargantua par les théologiens de la Sorbonne (dont Maître Janotus de Bragmardo est le représentant dans le roman) et ils sont décrits sans ménagement par Rabelais :
Maistre Ianotus tondu à la Cesarine, & vestu de son lyripipion theologal, & bien antidoté l’estomach d’un coudignac de four, et eau beniste de cave, se transporta au logys de Gargantua, touchant davant soy troys bedeaulx à rouge muzeau, & trainnant après cinq ou six maistres inertes bien crottez à proffit de mesnaige. A l’entrée les rencontra Ponocrates : & eut frayeur en soy les voyant ainsi desguisez, & pensoyt que feussent quelques masques hors du sens.
[Maître Janotus, coiffé à la césarine, vêtu de son lyripipion théologal, l’estomac bien immunisé avec du cotignac de four et de l’eau bénite de cave, se rendit au logis de Gargantua, poussant devant lui trois vedeaux à rouge museau, et trainant derrière lui cinq ou six maîtres inertes bien abondamment crottés. Ponocrates les croisa à leur arrivée. Il éprouva une grande frayeur en les voyant ainsi accoutrés, car il crut avoir affaire à une bande de déguisés complètement fous.]
(Ch. XVIII)
Maître Janotus est décrit comme un théologien de la Sorbonne, mais tout chez lui est tourné en dérision : sa coiffure est comparée à celle de Jules César dont on sait qu’il était chauve, son « immunité » provient de pâte de coing (« coudignac ») et de vin (mentionné ici comme de l' »eau bénite ») ; au lieu d’être mené par des veaux il l’est par des « bedeaulx » (mot-valise comique formé de « bedeau » et de « veau » – le « bedeau » étant le serviteur d’un membre du clergé, ce qu’est Janotus) et il est accompagnés de « maîtres inertes », sans vie, mou, ce qui représente un nouveau jeu de mot avec un grade universitaire médiéval « magister in artes » (maîtres en arts). Enfin toute cette coterie est vue comme un ensemble d’hommes « déguisés » et « complètement fous ».
Le discours tenu par Maître Janotus au chapitre XIX fait lui-aussi la critique de l’enseignement universitaire tel qu’il est donné en Sorbonne puisque cette harangue n’a aucune structure, n’est qu’un ramassis de formules stéréotypées et creuses, l’ensemble mélangeant une sorte de latin, de français et des onomatopées marquant la toux de ce piètre orateur.
Cette critique de la scolastique reste tout de même assez fugace dans le roman. La première critique portée à l’éducation médiévale se trouve dans l’absence d’éducation que Gargantua reçoit étant entre trois et cinq ans (chapitres VII-XIII). En effet, Gargantua est alors livré à ses besoins primaires et ne fait que :
[…] boyre, manger, et dormir : […] manger, dormir, et boyre : […] dormir, boyre, et manger.
(Ch. XI)
Pour le reste, il ne reçoit aucune éducation et se comporte d’une façon quasi animale :
Tousiours se vaultroyt par les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt ses souliers & baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers après les parpaillons […]. Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il morvoyt dedans sa soupe. Et patrouilloit par tout […]. Les petitz chiens de son père mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx : Ils luy leschoyent les badigoinces.
[Il se vautrait toujours dans les fanges, se noircissait le nez, se barbouillait le visage. Il déformait ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les papillons […]. Il pissait sur ses souliers, chiait dans sa chemise, se mouchait dans ses manches, laissait couler sa morve dans la soupe. Il pataugeait partout […]. Il laissait manger les petits chiens de son père dans son assiette. Et lui-même mangeait avec eux et ils lui léchaient les lèvres.]
(Ch. XI)
voire lubrique puisque, avec ses gouvernantes :
desjà commençoyt exercer sa braquette.
[Il commençait déjà à exercer sa braguette.]
(Ch. XI)
Pour autant, et cela sert la structure narrative du roman en laissant la possibilité d’un progrès de Gargantua grâce à son instruction à venir, l’enfant semble doué de qualités intellectuelles supérieures à en juger par son ingéniosité (mise en évidence avec l’épisode des chevaux factices, chapitre XII) et son aptitude au langage manifesté par les propos qu’il tient à son père et le poème qu’il compose au sujet du torche-cul (chapitre XIII). Constatant ces dispositions naturelles, Grandgousier décide de le faire instruire par les meilleurs savants :
Et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pourtant je veulx le bailler à quelque homme sçavant pour l’endoctriner selon sa capacité.
[Il parviendra à un degré souverain de sagesse s’il est bien instruit. Par conséquent, je veux le confier à un savant, pour qu’il l’éduque selon ses capacités.]
(Ch. XIV)
Mais l’éducation que lui apportent les maîtres sophistes (des maîtres en théologie dans la première édition, celle de 1535 – Rabelais a donc « assagi » son propos dans celle que nous lisons et qui date de 1542) s’avère être totalement inutile, nonobstant la somme des choses apprises :
À tant son pere aperceut que vrayment il estudioit tres-bien et y mettoit tout son temps, toutefoys qu’en rien ne prouffitoit. Et que pis est, en devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté.
[Son père s’aperçut qu’il étudiait vraiment très bien, et qu’il y consacrait tout son temps, mais qu’il ne progressait en rien. Pire, il en devenait complètement fou, stupide, rêveur et idiot !]
(Ch. XV)
En effet, cet enseignement ne consiste qu’en un apprentissage par cœur et mécanique d’alphabets, de textes et de commentaires, mais sans aucune contrainte horaire, ni organisation des choses étudiées, ni réflexion dans le propos (chapitre XXI) ; Gargantua est incapable de relever le défi lancé par Dom Philippe des Marais qui souhaite comparer son éducation à celle du jeune Eudémon, lequel s’est montré capable d’un discours parfaitement composé et énoncé, tandis que Gargantua ne peut rien d’autre que pleurer et cacher son visage de honte :
Mais toute la contenence de Gargantua fut, qu’il se print à plorer comme une vache, et se cachoit le visaige de son bonnet, et ne fut possible de tirer de luy une pareolle, non plus q’un pet d’un asne mort.
Mais toute la contenance de Gargantua fut de se mettre à pleurer comme une vache. Il se cacha le visage derrière son bonnet, et il ne fut pas plus possible d’obtenir un mot de lui qu’un pet d’un âne mort.
(Ch. XV)
À la suite de cet incident Grandgousier décida de lui offrir un autre style éducation, la même qu’avait reçu Eudémon, sous la direction de Ponocrates (ce nom signifie en grec « celui qui règne par le travail », « celui qui dirige le travail » ou, plus simplement « puissance de travail »). Ce dernier propose une étude de style humaniste, basée sur la rigueur de l’organisation journalière, sur une hygiène de vie irréprochable (dont manque cruellement Gargantua en sa jeunesse), un apprentissage méthodique et réfléchi des choses terrestres et divines à partir de textes authentiques, choses sur lesquelles et à partir desquelles il doit apprendre à raisonner. L’intégralité du long chapitre XXIII (le plus long du roman, et de loin) est consacré à cette présentation des apprentissages.
Deux tendances s’opposent donc : d’une part, un apprentissage mécanique qui ne porte ni à la réflexion ni à l’accomplissement de l’homme en tant que tel, d’autre part un apprentissage, fondé sur la connaissance des textes tant antiques que bibliques, qui vise à l’émancipation de l’homme, à sa pleine compréhension de sa place dans la société et dans le dessein de Dieu. Cette éducation humaniste.
Pour autant, l’éducation humaniste de Gargantua ne tourne pas complètement le dos à la scolastique dont elle reprend en partie l’organisation. En effet, Gargantua connait les principes des sept arts libéraux (grammaire, dialectique, rhétorique d’une part ; arithmétique, géométrie, astronomie, musique d’autre part), mais ce ne sont plus des fins en soi, mais des moyens pour parvenir à une connaissance plus affermie de la nature et de l’humanité.
Par-delà le prologue qui montrait déjà la possible et nécessaire éducation du lecteur afin de lui permettre d’accéder à un autre niveau de conscience du texte, Rabelais propose, par l’éducation de Gargantua un exemple d’éducation qu’il est possible de mettre en place, dans la société, en ayant recours aux humanistes qui la composent (Guillaume Budé, Erasme, Rabelais lui-même, entre autres). C’est-à-dire qu’il faut, comme y invite le prologue, voir au-delà de l’apparence du récit pour y trouver le fondement d’une nouvelle pédagogie qui s’écarte des canons médiévaux.
Rabelais donne même à lire un exemple de cette société composée de ces êtres éduqués et libres, en l’utopie de Thélème :
Tant noblement estoient apprins, qu’il n’estoit entre eulx celluy, ne celle qui ne sceut lire, escripre, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq et six langaiges, et en iceulx composer tant en carme que en oraison solue.
Jamais ne feurent veuz chavaliers tant preux, tant gualans, tant dextres à pied, et à cheval, plus vers mieulx remuans, mieulx manians tous bastons que là estoient.
Jamais ne feurent veueus dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’agueille, à tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient.
[Ils étaient si bien instruits que tous savaient lire, écrire, chanter, jouer d’harmonieux instruments, parler cinq ou six langues dans lesquelles ils composaient en vers ou en prose. Jamais on ne vit ailleurs chevaliers aussi preux, galants, adroits à pied comme à cheval, vigoureux, alertes, habiles à toutes sortes d’armes. Jamais on ne vit de dame aussi élégantes, mignonnes, agréables, adroites aux travaux d’aiguille et à toutes les activités convenant à toute femme noble et libre.]
(Ch. LXVII)
La religion
Rabelais, en tant qu’homme du XVIe siècle et plus encore en tant que moine, ne peut pas ignorer la religion. En tant qu’érudit humaniste, il étudie les textes sacrés et leurs commentaires. Enfin, en tant qu’homme d’Église proche du pouvoir clérical (il est au service de l’évèque de Paris, Jean du Bellay) modéré, il parvient à avoir une vision surplombante de la situation du christianisme à son époque.
Il est le témoin direct du début des luttes fratricides entre catholiques et protestants (voir cet article), mais dans le même temps les sujets de dissension au sein de l’Église sont nombreux. Il est ouvertement opposé aux Jésuites de la Sorbonne qui, en tant que théologiens, instituent les dogmes et veillent au respect de l’institution. C’est à cause des sorbonnards que ses livres lui ont été confisqués quand il était moine franciscain au monastère de Fontenay-le-Comte (cf. vie de Rabelais). En effet, l’accès aux textes anciens et à d’autres versions que la traduction latine de la Bible (la Vulgate) aurait susciter trop d’interrogations nouvelles de nature à ébranler l’institution ecclésiastique. Gargantua donne à voir certains de ces éléments d’opposition aux gens de Sorbonne.
L’Institution de Sorbonne est mise en cause d’abord indirectement avec la présence d’un sophiste comme premier précepteur de Gargantua (ch. XIV « Comment Gargantua fut institué par un sophiste en lettres latines »). Ce précepteur porte le nom de Thubal Holopherne ; thubal est un mot hébreu signifiant, « confusion » et Holopherne est un personnage biblique réputé pour sa cruauté (cf. Livre de Judith) : c’est dire si ce nom est programmatique (tous les noms du roman le sont et nécessitent un travail de traduction parce qu’ils donnent des indications quant au caractère et aux attributions des personnages). Le seul mérite de ce précepteur est d’être parvenu a apprendre à Gargantua l’alphabet « par cœur et à l’envers » en « cinq ans et trois mois ». Cette éducation, fondée sur le modèle scolastique du Moyen Âge que récusent les Humanistes, est totalement inutile puisque lorsque le jeune Gargantua est confronté, dans une sorte de joute verbale, à Eudémon, il est incapable de proférer une seule parole et ne peut que « pleurer comme une vache […] et il ne fut pas plus possible d’obtenir un mot de lui qu’un pet d’un âne mort » (ch. XV). Le jugement de Rabelais est sans appel !
Plus loin dans le roman, l’Institution sorbonnarde est directement ridiculisée cette fois en la personne de maître Janotus de Bragmardo qui est envoyé auprès de Gargantua (ch. XVIII-XX) pour récupérer les cloches de Notre Dame qu’il a dérobées pour en faire « des clochettes [à déposer] au cou de sa jument » (ch. XVII). Le propos de Janotus, pour récupérer les cloches est totalement incohérent sous des apparences savantes servies par de fausses expressions latines et locutions logiques employées mal à propos. Une fois de plus Rabelais, dans ce passage, montre la supériorité de l’éducation et de l’érudition humaniste sur l’enfermement doctrinal prôné par les théologiens de la Sorbonne. On ne peut guère s’étonner de ce que ceux-ci aient réussi à faire censurer Gargantua par le Parlement en 1543.
Un autre point est mis en question par Rabelais dans son œuvre, celui des ordres monacaux. De ses deux expériences personnelles en monastère, d’abord chez les Franciscains, ensuite chez les Bénédictins, il retire quelque enseignement. Au premiers il emprunte une forme de légèreté de ton et de dérision sur tous les sujets. Combiné à une irrévérence propre au Moyen Âge, cela donne l’aspect burlesque, carnavalesque de ce récit dans lequel le scatologique côtoie les références sexuelles et la bassesse les plus totales, la plupart du temps avec une visée comique et satirique (bien se souvenir que rien n’est jamais gratuit chez Rabelais et que l’extérieur grotesque de la boite renferme les essences les plus précieuses qui soient). Aux Bénédictins il emprunte un goût certain pour le savoir, pour la recherche.
Pour autant Rabelais se livre, une fois de plus, à une critique sans merci vis-à-vis des moines. La charge la plus violente contre les moines est menée au chapitre XL (« Pourquoi les moines sont rejetés du monde et pourquoi certains ont le nez plus grand que les autres ») :
Ce qu’il faict est tout conchier et degaster, qui est la cause pourquoy de tous repceoyt mocqueries et bastonnades. Semblablement, un moyne (j’entends de ces ocieux moynes) ne laboure comme le paisant, ne garde le pays comme l’homme de guerre, ne guerist les malades comme le medicin, ne presche ny endoctrine le monde comme le bon docteur evangelicque et pedagoge, ne porte les commoditez et choses necessaires à la republicque comme le marchant. Ce est la cause pourquoy de tous sont huez et abhorrys.
— Voyre, mais (dist Grandgousier) ilz prient Dieu pour nous.
— Rien moins (respondit Gargantua). Vray est qu’ilz molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches.
— Voyre (dist le moyne), une messe, unes matines, unes vespres bien sonnéez sont à demy dictes.
— Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaulmes nullement par eux entenduz ; ilz content force patenostres, entrelardées de longs Ave Mariaz, sans y penser ny entendre, et ce je appelle mocquedieu, non oraison. Mais ainsi leurs ayde Dieu, s’ilz prient pour nous, et non par paour de perdre leurs miches et souppes grasses.
[Le moine] ne fait que tout saccager et souiller de ses excréments. Voilà les raisons pour lesquelles il est moqué et bastonné par tous. De même, un moine (je parle de ces moines inutiles et fainéants) ne laboure pas pas comme un paysan, il ne protège pas le pays comme un soldat, il ne guérit pas les malades comme le médecin, il ne prêche ni n’instruit le monde comme un bon prédicateur évangélique et un bon pédagogue, il ne transporte pas les biens nécessaires à la société comme le marchand. C’est pourquoi ils sont hués et abhorrés par tout le monde.
(Ch. XL)
– Certes dit Grandgousier, mais ils prient Dieu pour nous.
– Pensez-vous ! répondit Gargantua. En fait, ils assomment tout leur voisinage à force de secouer leurs cloches.
-C’est vrai, dit le Moine [= frère Jean] : messe, matines et vêpres bien sonnées sont à moitié dites.
– Ils marmonnent quantités de vies de saints et de psaumes auxquels ils ne comprennent rien. Ils disent force de patenôtres entrelardées de longs « Ave Maria » sans rien y entendre et sans même y penser ! J’appelle cela des « moque-Dieu », non des prières. Que Dieu les aide s’ils prient pour notre salut et non par peur de perdre leur pain et leurs soupes bien grasses.
C’est donc l’inutilité sociale et spirituelle du corps monacal que Rabelais critique et dénonce. Cette critique est renforcée par la dénonciation de l’hypocrisie totale de ces hommes censés être au service de leur prochain puisque pendant que les laïcs sont en pèlerinage, les moines « biscotent [leurs] femmes » :
— Et comment (dist le moyne) se porte l’abbé Tranchelion, le bon beuveur ? Et les moynes, quelle chere font ilz ? Le cor Dieu ! ilz biscotent voz femmes, ce pendent que estes en romivage !
— Hin, hen ! (dist Lasdaller) je n’ay pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompera jà le col pour l’aller visiter la nuict.
— C’est (dist le moyne) bien rentré de picques ! Elle pourroit estre aussi layde que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade puisqu’il y a moynes autour, car un bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en œuvre. Que j’aye la verolle en cas que ne les trouviez engroissées à vostre retour, car seulement l’ombre du clochier d’une abbaye est feconde.
– Et comment se porte l’abbé Tranchelion, le bon buveur ? Et les moines que mangent-ils ? Par le cordieu, ils biscotent vos femmes pendant que vous êtes en pèlerinage !
(ch. XLV)
– Hin, hin ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur pour la mienne. Car celui qui la verra en plein jour ne risquera pas de se rompre le cou en allant lui rendre visite la nuit.
– C’est, répondit le Moine, bien rentré de piques ! Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, par Dieu elle aurait de toute façon la saccade, puisqu’il y a des moines dans les environs. Car un bon ouvrier met indifféremment toutes ses pièces à l’œuvre. Que l’attrape la vérole si vous ne les trouvez pas engrossées à votre retour. Même l’ombre du clocher d’une abbaye est source de fécondité.
L’objectif de ces critique acerbes est de pouvoir présenter à ses lecteurs un contrepoint fort, qui mettrait en évidence les vraies valeurs que devrait avoir un homme d’Église et qui s’incarne dans le personnage pour le moins surprenant de frère Jean qui lui est revêtu de toutes les qualités attendues :
Tous vrays christians, de tous estatz, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’Esperit prie et interpelle pour iceulx, et Dieu les prent en grace. Maintenant tel est nostre bon Frere Jean. Pourtant chascun le soubhaite en sa compaignie.
Il n’est point bigot ; il n’est poinct dessiré ; il est honeste, joyeux, deliberé, bon compaignon.
Il travaille ; il labeure ; il defent les opprimez ; il conforte les affligez ; il subvient es souffreteux ; il garde les clous de l’abbaye.
Tous les vrais chrétiens, de toutes origines, en tous lieux, prient Dieu et l’esprit prie et intercède pour eux, en retour : et Dieu les prend en grâce. Tel est notre bon frère Jean maintenant. Pour cela chacun souhaite l’avoir en sa compagnie.
(Ch. XL)
Il n’est point bigot, il n’est point triste sire, il est honnête, joyeux, résolu, bon compagnon. Il travaille, il laboure, il défend les opprimés, il réconforte les affligés, il subvient aux besoins des souffreteux, il garde la clos de l’abbaye.
C’est parce que frère Jean revêt toutes les qualités d’un saint homme que Gargantua lui propose de prendre la tête de l’abbaye de Thélème qu’il fonde (ch. LII) et qui donne à lire une utopie, un lieu dédié à la prière, à l’élévation de chacun, homme ou femme, par l’expression de sa liberté (cf. cours sur le chapitre LVII).
Il est donc manifeste que la charge contre certains religieux, en particulier les Jésuites de la Sorbonne, et l’institution monacale n’est pas gratuite, elle sert un projet plus grand et ambitieux, celui de fonder une société basée sur l’éducation, la reconnaissance de la liberté, de l’égalité et de la fraternité entre les Hommes. Ce projet préfigure à bien des égards les réflexions des philosophes des Lumières et les revendications révolutionnaires des XVIIIe et XIXe siècle.
La guerre
Sources :
- A. Armand, Itinéraires Littéraires – Moyen Âge/XVIe siècle, Paris, 1988
- N. Le Cadet, Gargantua, Paris, 2017
- G. Duchet-Suchaux, M. Duchet-Suchaux, Les Ordres religieux – Guide historique, Paris, 2000
- Ph. Hamon, 1453-1559 – Les Renaissances, Paris, 2009
- M. Huchon, Rabelais – Œuvres complètes, Paris, 1994
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