Gargantua : structure et thèmes

G. Doré, « Rabelais présentant Gargantua », frontispice pour l’édition des œuvres de Rabelais, 1854 (source Gallica-BNF)

Généalogie gargantuine

La généalogie complète (et mythique) de cette famille est donnée dès le premier chapitre de Pantagruel, Rabelais fait remonter l’ascendance de ces géants aux temps d’avant le Déluge. Cette généalogie est évidemment fantaisiste mais doit être rapprochée de l’usage en cours dans l’Antiquité et au Moyen Âge d’inscrire les noms des grands dans une filiation honorable et légendaire (voyez la généalogie supposée d’Auguste qui inscrit son nom dans la succession d’Énée dernier survivant des Troyens après la chute de la ville ou encore la généalogie de Jésus que l’on trouve, par exemple dans l’Évangile selon saint Matthieu, I, 1-17).

Rabelais considère cette généalogie connue de ses lecteurs puisqu’il commence son récit par les mots suivants :


Je vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline recongnoistre la genealogie et antiquité dont nous est venu Gargantua. En icelle vous entendrez plus au long comment les Geands nasquirent en ce monde : et comment d’iceulx par lignes directes yssit Gargantua pere de Pantagruel : et ne vous faschera, si pour le présent je m’en déporte.

Je vous renvoie à la grande Chronique pantagruéline pour reconnaître la généalogie et l’antiquité d’où nous est venu Gargantua. Vous entendrez dedans plus au long comment les Géants naquirent en ce monde, et comment, par ligne directe, en est sorti Gargantua, père de Pantagruel, et ne vous déplaise qu’à présent je m’en abstienne (chapitre I).


La structure du roman

Le roman est composé de 58 chapitres précédés d’un prologue programmatique. Le récit procède chronologiquement, c’est-à-dire que l’on suit les aventures de Gargantua, personnage principal et éponyme, depuis sa naissance jusqu’à la fondation de l’abbaye de Thélème à la fin des guerres picrocholines. Pour autant, certains chapitres sortent du cadre strictement chronologique pour permettre à l’auteur de développer ses idées sur la société dans laquelle il vit et les modes d’éducation.

La structure du récit est la suivante :

Première partie : les premières années de Gargantua [ch. I-XIII]

  • Chapitres 1-2 : La généalogie de Gargantua
  • Chapitres 3-7 : Sa naissance
  • Chapitres 8-13 : Son enfance

Deuxième partie : l’éducation de Gargantua [ch. XIV-XXIV]

  • Chapitres 14-15 : La mauvaise éducation des sophistes
  • Chapitres 16-20 : Gargantua à Paris
  • Chapitres 21-24 : La bonne éducation sous la direction de Ponocratès

Troisième partie : Les guerres picrocholines et les victoires de Gargantua [ch. XXV-LI]

  • Chapitres 25-28 : Les origines de la guerre
  • Chapitres 29-33 : Les démarches diplomatiques de Grandgousier
  • Chapitres 34-36 : La victoire de Gargantua sur les troupes du capitaine Tripet
  • Chapitres 37-41 : Le premier festin chez Grandgousier
  • Chapitres 42-44 : La victoire de Gargantua sur les troupes du capitaine Tyravent
  • Chapitres 45-46 : Le deuxième festin chez Grandgousier
  • Chapitre 47-49 : La victoire finale de Gargantua et la fin de la guerre
  • Chapitre 50-51 : Le troisième festin chez Grandgousier

Cinquième partie : L’abbaye de Thélème [ch. LII-LVIII]

  • Chapitres 52-58 : La description de l’abbaye de Thélème et de ses habitants.

Les thèmes développés

Les thèmes que développe Rabelais dans son roman sont, on va le voir, en lien direct avec l’actualité de l’époque à laquelle l’auteur vit. Il est évident que son récit est suffisamment subtil pour ne pas pointer directement aux personnes et événements, mais un lecteur attentif et au fait des problématiques de l’époque sait discerner derrière la fiction l’influence de la réalité historique telle qu’elle est vécue par Rabelais.

Ce rôle du lecteur est du reste affirmé dès le prologue, il doit être capable de voir derrière l’apparence des choses, comme le sage voit le remède derrière l’apparence grotesque de Socrate, nous en parlerons plus loin.

Le lecteur et son rôle

Dès les deux textes liminaires, l' »avis au lecteur » et le « prologue de l’auteur », Rabelais assigne à son lecteur un double rôle, explicite dans l' »avis » et plus implicite dans le « prologue ».

Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection,
Et le lisant ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire :
Aultre argument ne peut mon cueur elire.
Voyant le dueil, qui vous mine et consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escripre.
Pource que rire est le propre de l’homme.

[Amis lecteurs, qui ce livre lisez,
Débarrassez-vous de toute affection
Et, en le lisant, ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ni infection.
Vrai est qu’ici peu de perfection
Vous apprendrez, sauf pour ce qui est de rire.
Autre argument ne peut mon cœur élire,
Voyant le chagrin qui vous mine et consume.
Mieux est de rire que de larmes écrire,
Parce que rire est le propre de l’homme.]

(Avis au lecteur)

Il apparait donc ici, que le lecteur doit, avant même d’entrer dans le récit, se « débarrasser » de tout préjugé au sujet de ce qu’il pourrait y trouver. La suite rend la recommandation plus précise : un lecteur non averti pourrait être « scandalisé » par le contenu du livre qui, de prime abord, semble malséant. Or le seul objectif du récit, à en croire Rabelais, dans ces vers, est de faire rire. Il justifie cette idée en parodiant une citation d’Aristote (Les Parties des animaux, III, 10 – 673a27-28) qui affirmait que « l’homme est le seul animal capable de rire ». Mais ce rire se veut salvateur, pour détourner les hommes de leur tristesse.

Le prologue, lui assigne un autre rôle au lecteur, mais de façon plus oblique, plus détournée. Après avoir établi un parallèle entre l’œuvre à lire et le Socrate, Rabelais met en garde plus explicitement son lecteur :

À quel propos, en voustre advis, tend ce prélude, et coup d’essay ? Par autant que vous mes bons disciples […] lisans les joyeulx tiltres d’aulcuns livres de nostre invention […] jugez trop facilement ne estre au dedans traicté que mocqueries, folateries, et menteries joyeuses […]. Mais par telle legiereté ne convient estimer les œuvres des humains. Car vous mesme dictes, que l’habit ne faict poinct le moine. […] C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce que y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur, que ne promettoit la boite. C’est à dire que les matières icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus prétendoit.
Et posé le cas, qu’au sens literal vous trouvez matieres assez joyeuses, et bien correspondentes au nom, toutefois pas demourer là ne faut, comme au chant des Sirenes : ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de cueur.

À votre avis, pourquoi ce prélude et coup d’essai ? Pour que vous, mes bons disciples […] lorsque vous lirez les joyeux titres de certains livres imaginés par moi […], vous ne pensiez trop rapidement que leur contenu n’est que moqueries, folâtreries et menteries joyeuses […]. Il ne faut pourtant pas faire preuve de tant de légèreté lorsque l’on juge les œuvres humaines. Car vous-mêmes dites que l’habit ne fait pas le moine. […] C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement en évaluer le contenu. Vous saurez alors que la substance qu’il contient est d’une bien autre valeur que ce qu’en promettait la boîte. Je veux dire que les matières traitées ici ne sont pas si frivoles que le titre posé dessus le laissait entendre. À supposer que vous trouviez dans le sens littéral des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas en rester là, comme fasciné par le chant des sirènes, mais plutôt interpréter à plus haut sens ce que vous pensiez n’être dit que par esprit de plaisanterie.

(Prologue)

Il s’agirait donc d’être capable de percevoir, derrière l’aspect risible et bas, un plus haut sens qu’il appartient au lecteur de déterminer et d’interpréter. Les points de vigilance des lecteurs sont les suivants : l’éducation, la religion et la guerre.

L’éducation

L’éducation est, pour les humanistes, un moyen de se distinguer de leurs prédécesseurs médiévaux, qu’ils présentent, très exagérément, comme « barbares » et « obscurantistes » (c’est d’ailleurs une façon de voir le Moyen Âge qui perdure encore aujourd’hui de façon tout à fait erronée – voir, par exemple, les ouvrages de Georges Duby sur cette période). La référence absolue des humanistes est, on l’a vu avec le Prologue de Gargantua, l’antiquité gréco-romaine, y compris les premiers auteurs chrétiens et Pères de l’Église, comme Jérôme (qui a traduit la Bible en latin) et Augustin tandis que les théologiens de la fin du Moyen Âge s’en détournent au profit de penseurs scolastiques qui ne conservent de la philosophie antique (en particulier aristotélicienne) que ce qui les intéresse au regard de leur propre lecture biblique et condamne le reste avec la plus grande fermeté. Ces penseurs sont « incarnés » dans Gargantua par les théologiens de la Sorbonne (dont Maître Janotus de Bragmardo est le représentant dans le roman) et ils sont décrits sans ménagement par Rabelais :

Maistre Ianotus tondu à la Cesarine, & vestu de son lyripipion theologal, & bien antidoté l’estomach d’un coudignac de four, et eau beniste de cave, se transporta au logys de Gargantua, touchant davant soy troys bedeaulx à rouge muzeau, & trainnant après cinq ou six maistres inertes bien crottez à proffit de mesnaige. A l’entrée les rencontra Ponocrates : & eut frayeur en soy les voyant ainsi desguisez, & pensoyt que feussent quelques masques hors du sens.

[Maître Janotus, coiffé à la césarine, vêtu de son lyripipion théologal, l’estomac bien immunisé avec du cotignac de four et de l’eau bénite de cave, se rendit au logis de Gargantua, poussant devant lui trois vedeaux à rouge museau, et trainant derrière lui cinq ou six maîtres inertes bien abondamment crottés. Ponocrates les croisa à leur arrivée. Il éprouva une grande frayeur en les voyant ainsi accoutrés, car il crut avoir affaire à une bande de déguisés complètement fous.]

(Ch. XVIII)

Maître Janotus est décrit comme un théologien de la Sorbonne, mais tout chez lui est tourné en dérision : sa coiffure est comparée à celle de Jules César dont on sait qu’il était chauve, son « immunité » provient de pâte de coing (« coudignac ») et de vin (mentionné ici comme de l' »eau bénite ») ; au lieu d’être mené par des veaux il l’est par des « bedeaulx » (mot-valise comique formé de « bedeau » et de « veau » – le « bedeau » étant le serviteur d’un membre du clergé, ce qu’est Janotus) et il est accompagnés de « maîtres inertes », sans vie, mou, ce qui représente un nouveau jeu de mot avec un grade universitaire médiéval « magister in artes » (maîtres en arts). Enfin toute cette coterie est vue comme un ensemble d’hommes « déguisés » et « complètement fous ».

Le discours tenu par Maître Janotus au chapitre XIX fait lui-aussi la critique de l’enseignement universitaire tel qu’il est donné en Sorbonne puisque cette harangue n’a aucune structure, n’est qu’un ramassis de formules stéréotypées et creuses, l’ensemble mélangeant une sorte de latin, de français et des onomatopées marquant la toux de ce piètre orateur.

Cette critique de la scolastique reste tout de même assez fugace dans le roman. La première critique portée à l’éducation médiévale se trouve dans l’absence d’éducation que Gargantua reçoit étant entre trois et cinq ans (chapitres VII-XIII). En effet, Gargantua est alors livré à ses besoins primaires et ne fait que :

[…] boyre, manger, et dormir : […] manger, dormir, et boyre : […] dormir, boyre, et manger.

(Ch. XI)

Pour le reste, il ne reçoit aucune éducation et se comporte d’une façon quasi animale :

Tousiours se vaultroyt par les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt ses souliers & baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers après les parpaillons […]. Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il morvoyt dedans sa soupe. Et patrouilloit par tout […]. Les petitz chiens de son père mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx : Ils luy leschoyent les badigoinces.

[Il se vautrait toujours dans les fanges, se noircissait le nez, se barbouillait le visage. Il déformait ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les papillons […]. Il pissait sur ses souliers, chiait dans sa chemise, se mouchait dans ses manches, laissait couler sa morve dans la soupe. Il pataugeait partout […]. Il laissait manger les petits chiens de son père dans son assiette. Et lui-même mangeait avec eux et ils lui léchaient les lèvres.]

(Ch. XI)

voire lubrique puisque, avec ses gouvernantes :

desjà commençoyt exercer sa braquette.

[Il commençait déjà à exercer sa braguette.]

(Ch. XI)

Pour autant, et cela sert la structure narrative du roman en laissant la possibilité d’un progrès de Gargantua grâce à son instruction à venir, l’enfant semble doué de qualités intellectuelles supérieures à en juger par son ingéniosité (mise en évidence avec l’épisode des chevaux factices, chapitre XII) et son aptitude au langage manifesté par les propos qu’il tient à son père et le poème qu’il compose au sujet du torche-cul (chapitre XIII). Constatant ces dispositions naturelles, Grandgousier décide de le faire instruire par les meilleurs savants :

Et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pourtant je veulx le bailler à quelque homme sçavant pour l’endoctriner selon sa capacité.

[Il parviendra à un degré souverain de sagesse s’il est bien instruit. Par conséquent, je veux le confier à un savant, pour qu’il l’éduque selon ses capacités.]

(Ch. XIV)

Mais l’éducation que lui apportent les maîtres sophistes (des maîtres en théologie dans la première édition, celle de 1535 – Rabelais a donc « assagi » son propos dans celle que nous lisons et qui date de 1542) s’avère être totalement inutile, nonobstant la somme des choses apprises :

À tant son pere aperceut que vrayment il estudioit tres-bien et y mettoit tout son temps, toutefoys qu’en rien ne prouffitoit. Et que pis est, en devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté.

[Son père s’aperçut qu’il étudiait vraiment très bien, et qu’il y consacrait tout son temps, mais qu’il ne progressait en rien. Pire, il en devenait complètement fou, stupide, rêveur et idiot !]

(Ch. XV)

En effet, cet enseignement ne consiste qu’en un apprentissage par cœur et mécanique d’alphabets, de textes et de commentaires, mais sans aucune contrainte horaire, ni organisation des choses étudiées, ni réflexion dans le propos (chapitre XXI) ; Gargantua est incapable de relever le défi lancé par Dom Philippe des Marais qui souhaite comparer son éducation à celle du jeune Eudémon, lequel s’est montré capable d’un discours parfaitement composé et énoncé, tandis que Gargantua ne peut rien d’autre que pleurer et cacher son visage de honte :

Mais toute la contenence de Gargantua fut, qu’il se print à plorer comme une vache, et se cachoit le visaige de son bonnet, et ne fut possible de tirer de luy une pareolle, non plus q’un pet d’un asne mort.

Mais toute la contenance de Gargantua fut de se mettre à pleurer comme une vache. Il se cacha le visage derrière son bonnet, et il ne fut pas plus possible d’obtenir un mot de lui qu’un pet d’un âne mort.

(Ch. XV)

À la suite de cet incident Grandgousier décida de lui offrir un autre style éducation, la même qu’avait reçu Eudémon, sous la direction de Ponocrates (ce nom signifie en grec « celui qui règne par le travail », « celui qui dirige le travail » ou, plus simplement « puissance de travail »). Ce dernier propose une étude de style humaniste, basée sur la rigueur de l’organisation journalière, sur une hygiène de vie irréprochable (dont manque cruellement Gargantua en sa jeunesse), un apprentissage méthodique et réfléchi des choses terrestres et divines à partir de textes authentiques, choses sur lesquelles et à partir desquelles il doit apprendre à raisonner. L’intégralité du long chapitre XXIII (le plus long du roman, et de loin) est consacré à cette présentation des apprentissages.

Deux tendances s’opposent donc : d’une part, un apprentissage mécanique qui ne porte ni à la réflexion ni à l’accomplissement de l’homme en tant que tel, d’autre part un apprentissage, fondé sur la connaissance des textes tant antiques que bibliques, qui vise à l’émancipation de l’homme, à sa pleine compréhension de sa place dans la société et dans le dessein de Dieu. Cette éducation humaniste.

Pour autant, l’éducation humaniste de Gargantua ne tourne pas complètement le dos à la scolastique dont elle reprend en partie l’organisation. En effet, Gargantua connait les principes des sept arts libéraux (grammaire, dialectique, rhétorique d’une part ; arithmétique, géométrie, astronomie, musique d’autre part), mais ce ne sont plus des fins en soi, mais des moyens pour parvenir à une connaissance plus affermie de la nature et de l’humanité.

Par-delà le prologue qui montrait déjà la possible et nécessaire éducation du lecteur afin de lui permettre d’accéder à un autre niveau de conscience du texte, Rabelais propose, par l’éducation de Gargantua un exemple d’éducation qu’il est possible de mettre en place, dans la société, en ayant recours aux humanistes qui la composent (Guillaume Budé, Erasme, Rabelais lui-même, entre autres). C’est-à-dire qu’il faut, comme y invite le prologue, voir au-delà de l’apparence du récit pour y trouver le fondement d’une nouvelle pédagogie qui s’écarte des canons médiévaux.

Rabelais donne même à lire un exemple de cette société composée de ces êtres éduqués et libres, en l’utopie de Thélème :

Tant noblement estoient apprins, qu’il n’estoit entre eulx celluy, ne celle qui ne sceut lire, escripre, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq et six langaiges, et en iceulx composer tant en carme que en oraison solue.

Jamais ne feurent veuz chavaliers tant preux, tant gualans, tant dextres à pied, et à cheval, plus vers mieulx remuans, mieulx manians tous bastons que là estoient.

Jamais ne feurent veueus dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’agueille, à tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient.

[Ils étaient si bien instruits que tous savaient lire, écrire, chanter, jouer d’harmonieux instruments, parler cinq ou six langues dans lesquelles ils composaient en vers ou en prose. Jamais on ne vit ailleurs chevaliers aussi preux, galants, adroits à pied comme à cheval, vigoureux, alertes, habiles à toutes sortes d’armes. Jamais on ne vit de dame aussi élégantes, mignonnes, agréables, adroites aux travaux d’aiguille et à toutes les activités convenant à toute femme noble et libre.]

(Ch. LXVII)

La religion

Rabelais, en tant qu’homme du XVIe siècle et plus encore en tant que moine, ne peut pas ignorer la religion. En tant qu’érudit humaniste, il étudie les textes sacrés et leurs commentaires. Enfin, en tant qu’homme d’Église proche du pouvoir clérical (il est au service de l’évèque de Paris, Jean du Bellay) modéré, il parvient à avoir une vision surplombante de la situation du christianisme à son époque.

Il est le témoin direct du début des luttes fratricides entre catholiques et protestants (voir cet article), mais dans le même temps les sujets de dissension au sein de l’Église sont nombreux. Il est ouvertement opposé aux Jésuites de la Sorbonne qui, en tant que théologiens, instituent les dogmes et veillent au respect de l’institution. C’est à cause des sorbonnards que ses livres lui ont été confisqués quand il était moine franciscain au monastère de Fontenay-le-Comte (cf. vie de Rabelais). En effet, l’accès aux textes anciens et à d’autres versions que la traduction latine de la Bible (la Vulgate) aurait susciter trop d’interrogations nouvelles de nature à ébranler l’institution ecclésiastique. Gargantua donne à voir certains de ces éléments d’opposition aux gens de Sorbonne.

L’Institution de Sorbonne est mise en cause d’abord indirectement avec la présence d’un sophiste comme premier précepteur de Gargantua (ch. XIV « Comment Gargantua fut institué par un sophiste en lettres latines »). Ce précepteur porte le nom de Thubal Holopherne ; thubal est un mot hébreu signifiant, « confusion » et Holopherne est un personnage biblique réputé pour sa cruauté (cf. Livre de Judith) : c’est dire si ce nom est programmatique (tous les noms du roman le sont et nécessitent un travail de traduction parce qu’ils donnent des indications quant au caractère et aux attributions des personnages). Le seul mérite de ce précepteur est d’être parvenu a apprendre à Gargantua l’alphabet « par cœur et à l’envers » en « cinq ans et trois mois ». Cette éducation, fondée sur le modèle scolastique du Moyen Âge que récusent les Humanistes, est totalement inutile puisque lorsque le jeune Gargantua est confronté, dans une sorte de joute verbale, à Eudémon, il est incapable de proférer une seule parole et ne peut que « pleurer comme une vache […] et il ne fut pas plus possible d’obtenir un mot de lui qu’un pet d’un âne mort » (ch. XV). Le jugement de Rabelais est sans appel !

Plus loin dans le roman, l’Institution sorbonnarde est directement ridiculisée cette fois en la personne de maître Janotus de Bragmardo qui est envoyé auprès de Gargantua (ch. XVIII-XX) pour récupérer les cloches de Notre Dame qu’il a dérobées pour en faire « des clochettes [à déposer] au cou de sa jument » (ch. XVII). Le propos de Janotus, pour récupérer les cloches est totalement incohérent sous des apparences savantes servies par de fausses expressions latines et locutions logiques employées mal à propos. Une fois de plus Rabelais, dans ce passage, montre la supériorité de l’éducation et de l’érudition humaniste sur l’enfermement doctrinal prôné par les théologiens de la Sorbonne. On ne peut guère s’étonner de ce que ceux-ci aient réussi à faire censurer Gargantua par le Parlement en 1543.

Un autre point est mis en question par Rabelais dans son œuvre, celui des ordres monacaux. De ses deux expériences personnelles en monastère, d’abord chez les Franciscains, ensuite chez les Bénédictins, il retire quelque enseignement. Au premiers il emprunte une forme de légèreté de ton et de dérision sur tous les sujets. Combiné à une irrévérence propre au Moyen Âge, cela donne l’aspect burlesque, carnavalesque de ce récit dans lequel le scatologique côtoie les références sexuelles et la bassesse les plus totales, la plupart du temps avec une visée comique et satirique (bien se souvenir que rien n’est jamais gratuit chez Rabelais et que l’extérieur grotesque de la boite renferme les essences les plus précieuses qui soient). Aux Bénédictins il emprunte un goût certain pour le savoir, pour la recherche.

Pour autant Rabelais se livre, une fois de plus, à une critique sans merci vis-à-vis des moines. La charge la plus violente contre les moines est menée au chapitre XL (« Pourquoi les moines sont rejetés du monde et pourquoi certains ont le nez plus grand que les autres ») :

Ce qu’il faict est tout conchier et degaster, qui est la cause pourquoy de tous repceoyt mocqueries et bastonnades. Semblablement, un moyne (j’entends de ces ocieux moynes) ne laboure comme le paisant, ne garde le pays comme l’homme de guerre, ne guerist les malades comme le medicin, ne presche ny endoctrine le monde comme le bon docteur evangelicque et pedagoge, ne porte les commoditez et choses necessaires à la republicque comme le marchant. Ce est la cause pourquoy de tous sont huez et abhorrys.

— Voyre, mais (dist Grandgousier) ilz prient Dieu pour nous.

— Rien moins (respondit Gargantua). Vray est qu’ilz molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches.

— Voyre (dist le moyne), une messe, unes matines, unes vespres bien sonnéez sont à demy dictes.

— Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaulmes nullement par eux entenduz ; ilz content force patenostres, entrelardées de longs Ave Mariaz, sans y penser ny entendre, et ce je appelle mocquedieu, non oraison. Mais ainsi leurs ayde Dieu, s’ilz prient pour nous, et non par paour de perdre leurs miches et souppes grasses.

[Le moine] ne fait que tout saccager et souiller de ses excréments. Voilà les raisons pour lesquelles il est moqué et bastonné par tous. De même, un moine (je parle de ces moines inutiles et fainéants) ne laboure pas pas comme un paysan, il ne protège pas le pays comme un soldat, il ne guérit pas les malades comme le médecin, il ne prêche ni n’instruit le monde comme un bon prédicateur évangélique et un bon pédagogue, il ne transporte pas les biens nécessaires à la société comme le marchand. C’est pourquoi ils sont hués et abhorrés par tout le monde.
– Certes dit Grandgousier, mais ils prient Dieu pour nous.
– Pensez-vous ! répondit Gargantua. En fait, ils assomment tout leur voisinage à force de secouer leurs cloches.
-C’est vrai, dit le Moine [= frère Jean] : messe, matines et vêpres bien sonnées sont à moitié dites.
– Ils marmonnent quantités de vies de saints et de psaumes auxquels ils ne comprennent rien. Ils disent force de patenôtres entrelardées de longs « Ave Maria » sans rien y entendre et sans même y penser ! J’appelle cela des « moque-Dieu », non des prières. Que Dieu les aide s’ils prient pour notre salut et non par peur de perdre leur pain et leurs soupes bien grasses.

(Ch. XL)

C’est donc l’inutilité sociale et spirituelle du corps monacal que Rabelais critique et dénonce. Cette critique est renforcée par la dénonciation de l’hypocrisie totale de ces hommes censés être au service de leur prochain puisque pendant que les laïcs sont en pèlerinage, les moines « biscotent [leurs] femmes » :

— Et comment (dist le moyne) se porte l’abbé Tranchelion, le bon beuveur ? Et les moynes, quelle chere font ilz ? Le cor Dieu ! ilz biscotent voz femmes, ce pendent que estes en romivage !

— Hin, hen ! (dist Lasdaller) je n’ay pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompera jà le col pour l’aller visiter la nuict.

— C’est (dist le moyne) bien rentré de picques ! Elle pourroit estre aussi layde que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade puisqu’il y a moynes autour, car un bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en œuvre. Que j’aye la verolle en cas que ne les trouviez engroissées à vostre retour, car seulement l’ombre du clochier d’une abbaye est feconde.

– Et comment se porte l’abbé Tranchelion, le bon buveur ? Et les moines que mangent-ils ? Par le cordieu, ils biscotent vos femmes pendant que vous êtes en pèlerinage !
– Hin, hin ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur pour la mienne. Car celui qui la verra en plein jour ne risquera pas de se rompre le cou en allant lui rendre visite la nuit.
– C’est, répondit le Moine, bien rentré de piques ! Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, par Dieu elle aurait de toute façon la saccade, puisqu’il y a des moines dans les environs. Car un bon ouvrier met indifféremment toutes ses pièces à l’œuvre. Que l’attrape la vérole si vous ne les trouvez pas engrossées à votre retour. Même l’ombre du clocher d’une abbaye est source de fécondité.

(ch. XLV)

L’objectif de ces critique acerbes est de pouvoir présenter à ses lecteurs un contrepoint fort, qui mettrait en évidence les vraies valeurs que devrait avoir un homme d’Église et qui s’incarne dans le personnage pour le moins surprenant de frère Jean qui lui est revêtu de toutes les qualités attendues :

Tous vrays christians, de tous estatz, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’Esperit prie et interpelle pour iceulx, et Dieu les prent en grace. Maintenant tel est nostre bon Frere Jean. Pourtant chascun le soubhaite en sa compaignie.

Il n’est point bigot ; il n’est poinct dessiré ; il est honeste, joyeux, deliberé, bon compaignon.

Il travaille ; il labeure ; il defent les opprimez ; il conforte les affligez ; il subvient es souffreteux ; il garde les clous de l’abbaye.

Tous les vrais chrétiens, de toutes origines, en tous lieux, prient Dieu et l’esprit prie et intercède pour eux, en retour : et Dieu les prend en grâce. Tel est notre bon frère Jean maintenant. Pour cela chacun souhaite l’avoir en sa compagnie.
Il n’est point bigot, il n’est point triste sire, il est honnête, joyeux, résolu, bon compagnon. Il travaille, il laboure, il défend les opprimés, il réconforte les affligés, il subvient aux besoins des souffreteux, il garde la clos de l’abbaye.

(Ch. XL)

C’est parce que frère Jean revêt toutes les qualités d’un saint homme que Gargantua lui propose de prendre la tête de l’abbaye de Thélème qu’il fonde (ch. LII) et qui donne à lire une utopie, un lieu dédié à la prière, à l’élévation de chacun, homme ou femme, par l’expression de sa liberté (cf. cours sur le chapitre LVII).

Il est donc manifeste que la charge contre certains religieux, en particulier les Jésuites de la Sorbonne, et l’institution monacale n’est pas gratuite, elle sert un projet plus grand et ambitieux, celui de fonder une société basée sur l’éducation, la reconnaissance de la liberté, de l’égalité et de la fraternité entre les Hommes. Ce projet préfigure à bien des égards les réflexions des philosophes des Lumières et les revendications révolutionnaires des XVIIIe et XIXe siècle.

La guerre

Sources :

  • A. Armand, Itinéraires Littéraires – Moyen Âge/XVIe siècle, Paris, 1988
  • N. Le Cadet, Gargantua, Paris, 2017
  • G. Duchet-Suchaux, M. Duchet-Suchaux, Les Ordres religieux – Guide historique, Paris, 2000
  • Ph. Hamon, 1453-1559 – Les Renaissances, Paris, 2009
  • M. Huchon, Rabelais – Œuvres complètes, Paris, 1994

Vie de Rabelais

Gravure de Michel Lasne représentant Rabelais en habit de médecin, 1620

La vie de François Rabelais est pleine d’incertitudes et de rebondissements.

Sa date de naissance, entre 1483 et 1494, est toujours sujette à discussions de même que le lieu de cet événement (probablement dans la campagne chinonaise peut-être dans une demeure familiale à La Devinière dans la paroisse de Seuilly – au sud-ouest de Tour en actuelle Indre-et-Loire). Son père était avocat au siège royal de Chinon, il appartenait donc à une forme bourgeoisie provinciale. On trouve dans Gargantua de nombreuses références à la Touraine (e.g. chapitre V « Oh larmes du Christ ! C’est de la Devinière, c’est du vin pineau » ; chapitre IV « ils convièrent pour ce faire [= manger les tripes des bœufs abattus pour Mardi-Gras] tous les citadins de Cinais, de Seuillé, de La Roche-Clermault, de Vaugaudry, sans oublier Le Coudray, Montpensier, le gué de Vède, et autre voisins, tous bons buveurs, bons compagnons, et tous bons joueurs de quille »).

Ouest de la France, encadré la Touraine où Rabelais est né et où se déroule une partie de l’action de Gargantua. Au sud, les villes de Fontenay-le-Comte et de Mailezais, lieux des deux premiers monastères fréquentés par Rabelais.
La Touraine. On trouve la ville de Chinon où officie le père de Rabelais, son domaine de Lerné et La Devinière (au centre) sur la commune de Seuilly.

La première date assurée que nous connaissions de sa vie est celle de son entrée au monastère franciscain de Fontenay-le-Comte, à proximité de Poitier, en 1521. Nous savons par ailleurs, grâce à une lettre qu’il a écrite cette même année à l’humaniste Guillaume Budé, qu’il était alors « adolescens », c’est-à-dire « jeune homme », soit âgé d’une vingtaine d’années (à moins que ce ne soit une formule d’humilité de sa part écrivant à une personne déjà considérée comme un maître de l’humanisme).

Pour la suite de sa carrière, nous avons de la main-même de Rabelais, une « supplique » qu’il a écrite au pape Paul III (1534-1549) afin d’être réintégré dans les privilèges (les « indults ») qui lui avaient été conférés par son engagement religieux mais aussi la reconnaissance de ses diplômes de médecine :

François Rabelais, prêtre du diocèse de Tours, pendant sa jeunesse entra en religion dans l’ordre des Frères mineurs, y fit profession et y reçut les ordres mineurs et majeurs , y compris le presbytérat, et en remplit de nombreuses fois les fonctions. Ensuite, un indult du pape Clément VII, votre prédécesseur immédiat, lui permit de passer dudit ordre des Frères mineurs à celui de Saint-Benoît dans l’église cathédrale de Maillezais, et il demeura dans cet ordre pendant plusieurs années. Par la suite, ayant quitté l’habit religieux, il partit pour Montpellier ; il y fit à la faculté de médecine des études et des leçons publiques pendant plusieurs années, il y prit tous ses grades, y compris celui de docteur, dans la susdite faculté de médecine, et il exerça son art, là et en de nombreux autres endroits, pendant de nombreuses années.

Finalement touché par le repentir, il vint au tombeau de Saint-Pierre à Rome, et de Votre Sainteté et du défunt pape Clément XIII, il obtint l’absolution de son apostasie et de son irrégularité, et la permission de revenir dans l’ordre susdit de Saint-Benoit, où il avait pu trouver des hommes disposés à l’accueillir […]

Les historiens ont permis de remettre des dates sur les éléments donnés par Rabelais, et de vérifier ses affirmations :

  • 1521 : entrée au monastère de de Fontenay-le Comte, dans l’ordre des Franciscains (Ordre des Frères Mineurs).
  • 1524 : il quitte l’ordre Franciscain parce que ses livres de grec lui ont été retirés parce que leur étude n’était pas conforme à la règle de Saint-François, ni aux instructions de la Sorbonne (l’université de théologie la plus importante de France à l’époque) ; en effet, à l’époque La Bible en usage et qui est la référence absolue est la Vulgate traduite du grec par Saint Jérôme, accéder aux versions antérieures du texte biblique, en grec ou en hébreux, c’est donner la possibilité de questionner le texte ce qui est inconcevable pour les théologiens de la Sorbonne. Le pape Clément VII l’autorise à rejoindre l’abbaye de Maillezais et l’ordre bénédictin dont la règle permet précisément l’étude. C’est à cet ordre qu’appartient Frère Jean des Entommeures, personnage haut en couleurs mais aussi caricature du moine médiéval (ch. 27, 39-45, 52)
  • 1530 : il s’inscrit à la faculté de médecine de Montpellier. Il y a fort à parier qu’avant cette arrivée à Montpellier, il ait passé quelques temps à Paris, comme en témoignent les 16 chapitres qui se déroulent dans cette ville dans Pantagruel (l’œuvre qui précède Gargantua) et les quelques épisodes de Gargantua (ch. 16-21). Il y obtient son premier titre universitaire, le baccalauréat.
  • 1531 : il se rend à Lyon pour y mener une carrière éditoriale et publie des traductions de textes savants antiques (notamment des médecins), des œuvres d’humanistes contemporains, mais aussi son premier roman, Pantagruel sous le pseudonyme d’Alconfrybas Naser.
Page de titre d’une des premières édition du Pantagruel de Rabelais. Le nom de l’auteur est noté, en rouge, au-dessus des vignettes.
  • 1532 : Il est nommé médecin à l’Hôtel Dieu de Lyon. Et poursuit ses activités éditoriales
  • 1533 : Il est reçu bachelier en médecine à la faculté de Médecine de Montpellier. Seconde édition de Pantagruel qui est censuré par la Sorbonne du fait, entre autres, de l’injonction faite à Pantagruel par son père Gargantua de poursuivre des études humanistes plutôt que celles affirmées par le canon sorbonique (étude scolastique pure). L’ensemble des romans de Rabelais sont du reste systématiquement censurés par la Sorbonne.
  • 1534 : Il entre au service de Jean du Bellay, évêque de Paris, et ambassadeur de François Ier, roi de France. Il est l’oncle du poète Joachim du Bellay (1522-1560). Rabelais devient son médecin personnel. Premier séjour à Rome. Jean du Bellay est un catholique modéré, c’est-à-dire que dans l’opposition entre les catholique et les protestants d’une part, et entre les catholiques eux-même d’autre part, il cherche la conciliation et refus les oppositions systématiques.
  • 1535 : Publication de Gargantua.
  • 1535-1536 : Deuxième séjour à Rome avec Jean du Bellay qui est créé cardinal à cette occasion. Il obtient l’autorisation papale (Paul III) de pratiquer la médecine mais avec interdiction d’employer le fer et le feu (la dissection est contraire à la religion) et obligation de gratuité.
  • 1537 : Il est reçu docteur en médecine.
  • 1539 : Il entre au service de Guillaume du Bellay, frère aîné de Jean du Bellay, qui est, depuis 1537 vice-roi de France pour le Piémont, région d’Italie nouvellement conquise et rattachée au royaume de France. Rabelais occupe, auprès de lui, les fonctions de médecin et de bibliothécaire. Il reste à son service jusqu’à sa mort en 1543.
  • 1546 : Publication du Tiers livre (la continuation de Pantagruel)
  • 1547-1549 : Troisième séjour à Rome aux côtés de Jean du Bellay
  • 1548 : Publication du Quart livre.
  • 1550 : Il accompagne le cardinal Jean du Bellay dans son château de Saint-Maur-des-Fossées (à l’est de Paris).
  • 1553 : Il meurt en région parisienne (Meudon ou Paris)
  • 1564 : Publication du Cinquiesme livre.

Ce que l’on peut/doit retenir de ces éléments parce que cela a une incidence sur l’écriture de Rabelais et le contenu de Gargantua :

  1. De son expérience de moine franciscain il retire un certain esprit de dérision et d’irrévérence dont on trouve de très nombreuses traces dans Gargantua (e.g. la harangue de Maître Janotus de Bragmardo au chapitre XIX). Mais il leur reproche aussi une vision trop étroite de la religion et du savoir, cette critique est aussi adressée aux professeurs en Sorbonne (ch. 18, 19, 21)
  2. De son expérience de moine bénédictin il retire un approfondissement de la connaissance des textes anciens et un développement humaniste plus important. Mais il reproche à la vie monacale son détachement du monde (ce qui est pourtant le principe-même de la vie de moine qui se retire volontairement et à fins contemplatives du monde) ainsi qu’une vie mécanique de la foi (ch. 27).
  3. En tant qu’humaniste il s’oppose frontalement aux thèses et positions de la Sorbonne. Il peut se le permettre aussi parce qu’il a su s’assurer la protections de puissants (la famille du Bellay en particulier, qui lui permet d’obtenir la permission du roi d’éditer ses livre nonobstant l’opposition sorbonique). Les thèses humanistes sont visibles, en particulier dans l’éducation donnée à Gargantua par Ponocratès (ch. 23-24), mais aussi, dès le prologue, par l’ancrage dans la littérature ancienne du roman.
  4. Son expérience et son expertise médicale se lit à travers les multiples références médicales et anatomiques que l’on trouve dans Gargantua : qu’il s’agisse de l’éducation dispensée par Ponocrate qui veille à rééquilibrer les humeurs de Gargantua afin de combattre son flegme naturel (ch. 23), de la description de l’accouchement de Gargamelle (ch. 6) ou encore des sévices reçus par les soldats de Picrochole lors du sac de l’abbaye de Seuillé sous les coups de Frère Jean (ch. 27).
  5. On lit son positionnement de médiateur dans l’ensemble des tentatives de médiation présentes dans le texte, qu’elles soient sincères comme l’ambassade d’Ulrich Gallet auprès de Picrochole (ch. 30) ou parodiques comme celle de Maître Janotus auprès de Gargantua pour récupérer les cloches de Paris (ch. 19).

Montaigne : lectures des textes au programme

Pour vous aider à progresser dans la lecture de ces textes complexes, vous pouvez accompagner votre lecture de l’écoute de ces enregistrements. Ils sont accompagnés d’éléments visuels qui peuvent, éventuellement, aider à mieux comprendre le texte aussi.

« Des Cannibales » (I, 31)

« Des Coches » (III, 6)

Le siècle de Montaigne – Brève histoire des conflits religieux du XVIe siècle.

Le XVIe siècle est particulièrement marqué par l’opposition sanglante entre catholiques et protestants dans tout le royaume de France.

Connaître ces événements permet de comprendre l’approche « relativiste » de Montaigne qui le porte à décentrer son point de vue sur les événements.


Généalogie simplifiée des Valois

Depuis l’invention de l’écriture à caractères mobiles par Gutenberg au milieu du XVe siècle, les thèses réformistes de Luther (1483-1546) et Calvin (1509-1564) se sont répandues dans la population. Les réformistes s’opposent, au XVIe siècle aux catholiques. Les points d’opposition entre ces deux factions sont en particulier les suivants :

  • Le rejet du culte des saints et des indulgences. Les catholiques s’en remettent volontiers aux saints plus qu’à Dieu lui-même ; de même les évêques de l’Église et le Pape offraient aux fidèles, moyennant pèlerinage ou finance, une rémission des totale ou partielle des péchés, alors que les protestants pensent que seul Dieu peut racheter les péchés des Hommes.
  • Le rejet du principe d’autorité. Les protestants pensent que chaque individu a un rôle à jouer dans la communauté et que le prêtre (ou l’évêque, ou le Pape) n’est pas le seul dépositaire des fonctions pastorales. Les individus sont en relation « directe » avec Dieu et n’ont pas besoin d’intercesseurs. Dès lors c’est toute la hiérarchie telle qu’elle existe au XVIe siècle qui est remise en question puisque le roi de France tient son pouvoir de Dieu (il est sacré à Reims, ce qui signifie qu’il se place sous l’autorité du Pape – cela n’empêche pour autant pas les conflits puisque les États pontificaux sont aussi des forces armées qui souhaitent acquérir/préserver leurs territoires et que la fonction papale est éminemment politique).

Les conséquences de l’expansion des thèses protestantes se font ressentir dans tout le royaume de France (et ailleurs en Europe aussi, Allemagne, Suisse, Angleterre). En 1534, on trouve placardé sur la porte de la chambre du roi François Ier des affiches de propagande pour les idées réformées (c’est « l’affaire des Placards »). Le roi voit dans cet événement une atteinte à son autorité politique et les premières persécutions de protestants commencent. Lors de l’accession au trône de France de François II, en 1559, il est roi de plein exercice mais n’a que 15 ans et sa mère, Catherine de Médicis le conseille et ses oncles par alliance (il a été marié à Marie Stuart, de la famille des Guise, en 1558), ultra-catholiques à la tête de la Ligue, ont une grande influence sur la politique religieuse répressive qui se met en œuvre (perquisitions, arrestations, confiscations de biens notamment). Nonobstant une tentative de conjuration (en mars 1560), cette politique se poursuit jusqu’au décès du roi (en décembre 1560).

Son frère, Charles IX accède au trône alors qu’il n’a que neuf ans et sa mère, Catherine de Médicis, devient régente et nomme Michel de L’Hospital chancelier. Il est modéré et les Guise quittent la cour. Ce dernier tente de concilier les deux parties en suspendant les persécutions dont étaient victimes les protestants et en organisant un colloque à Poissy (septembre-octobre 1561) entre protestants et catholiques qui aboutit à l’édit de tolérance en janvier 1562 autorisant le culte réformé dans certains lieux, en dehors des villes. Les catholiques fanatiques, sous la direction des Guise, massacrent en mars 1562, les protestants du village de Wassy réunis, pour leur culte, dans une grange, et réponse, le prince de Condé, un des chefs protestants, s’empare d’Orléans. C’est le début de la première guerre de religion, sept autres suivront jusqu’à l’accession au trône d’Henri IV en 1589. Lors de chaque affrontement, lorsque les catholiques l’emportent, le traité signé réduit les libertés des protestants, lorsque les protestants emportent le conflit suivant un nouveau traité vient les rétablir. En 1572, la reine Catherine de Médicis, mère de Charles IX, décide de marier sa fille, Marguerite de Valois (la future « reine Margot »), au chef de l’armée réformée, Henri de Navarre (le futur Henri IV). Le jour du Mariage, à Paris, tous les chefs réformés sont présents pour assister à la noce, Catherine de Médicis, avec l’accord du roi, donne la consigne aux catholiques de massacrer tous les protestants de Paris et de province espérant ainsi anéantir les forces réformées, c’est le massacre de la Saint-Barthélémy. Henri de Navarre échappe de justesse à la mort, il y a eu au moins vingt mille victimes.

En 1574, Charles IX meurt et son frère, Henri III est appelé à régner à sa suite. Il poursuit la politique catholique répressive instiguée par ses frères.

En 1584, le dernier frère du roi, le Duc d’Alençon meurt et n’ayant pas d’enfants, Henri de Navarre devient seul héritier possible du trône de France (en vertu de la loi salique qui désigne comme successeur d’un roi sans enfant le mâle le plus directement proche de lui dans la descendance de ses ancêtres). Pour lui faire barrage, les catholiques ultra créent la Ligue, une armée de fanatiques dirigée par les Guise.

En mai 1588, Paris se révolte, poussée par Henri de Guise qui trouve Henri III trop modéré dans la lutte contre Henri de Navarre (c’est la « guerre des trois Henri »). En décembre de la même année, Henri III fait assassiner Henri de Guise et son frère Louis. Les membres de la Ligue tournent alors leur vindicte contre le roi. Henri III s’allie à Henri de Navarre pour contrer les Ligueurs, mais en avril 1589, Henri III se fait assassiner par le moine fanatique Jacques Clément. Henri de Navarre accède au trône sous le nom d’Henri IV, il parvient en quelques années à pacifier le royaume et offre aux protestants le droit de célébrer leur culte sur le territoire (édit de Nantes, 1598).

C’est dans cet environnement que Montaigne évolue. Il est catholique modéré, de même que sa femme, mais une de ses sœurs et un de ses frères sont protestants, il vit dans une région majoritairement protestante et il fait partie des familiers d’Henri de Navarre et fréquente occasionnellement la cour des rois Charles IX et Henri III.


Pour compléter et/ou éclairer ceci, je vous recommande de visionner le documentaire suivant (intéressant pour nous jusqu’à 13 minutes) :

Sources :

  • G. Décote, Itinéraires Littéraires – Moyen Âge, XVIe siècle, Paris, 1988
  • J. Garrisson, Royauté, Renaissance et Réforme (1483-1559) et Guerre Civile et compromis (1559-1598), Paris, 1991
  • Th. Charmanson, A.-M. Lelorrain, M. Sonnet, Chronologie de l’Histoire de France, Paris, 1994
  • B. Boudou, Montaigne – Essais (I, 31 – III, 6), Coll. Profil d’une œuvre, Paris, 1994