Montaigne (1533-1592) – Éléments biographiques

Portrait présumé de Michel de Montaigne par Dumonstier (?) – Musée de Condé – Chantilly

Enfance et éducation humaniste (1533-1555)

Michel Eyquem est né en 1553 au château de Montaigne en Dordogne. Il est l’ainée de sa fratrie et c’est donc à lui qu’échoit, à la mort de son père, le nom du château (partant son nom usuel « Michel de Montaigne » ou simplement « Montaigne »). Son père confie son éducation à un précepteur qui ne lui parle qu’en latin. De ces deux hommes, il reçoit une éducation humaniste qui tire ses fondements de la littérature gréco-romaine et qui fait de l’histoire de ces peuples des exemples (à suivre ou contre lesquels se prémunir). Son père participe à la cinquième guerre d’Italie (1513-1515) aux côtés du roi François Ier (1494-1547) qui vient d’accéder au trône à la suite de son oncle Louis XII (1462-1515) et quelques temps après son retour, il devient jurade (± conseiller municipal) puis maire de Bordeaux de 1554 à 1556.

Carrière politique (1555-1570)

Après des études de droit à Toulouse, Michel de Montaigne s’engage dans une carrière de magistrat à partir de 1555, d’abord à Périgueux, puis au Parlement de Bordeaux ce qui l’implique, dans des missions diplomatiques auprès de la cour du roi Henri II (1547-1559), puis de ses fils, les rois François II (1559-1560) et Charles IX (1560-1574) et Henri III (1574-1589). En 1557, il rencontre Etienne de La Boétie, de trois ans son aîné, avec qui il noue une solide et réciproque amitié. La Boétie a eu, sur Montaigne, une grande influence de par son expertise juridique mais aussi et surtout parce qu’il exerce une grande influence philosophique sur Montaigne et l’engage à tendre vers l’idéal moral et à s’engager dans une réflexion politique. Tous deux reprochent à leurs maîtres humanistes de se confiner dans le savoir livresque sans mettre ces savoirs à l’épreuve de l’action politique. Ce questionnement est au cœur de l’engagement politique de Montaigne durant les années de guerres civiles qui opposent catholiques et protestants, années durant lesquelles Montaigne fait office de médiateur entre les deux parties, du fait de sa tempérance. L’amitié prend fin avec la mort prématurée de La Boétie en 1563.

En 1559, à la suite du décès accidentel du roi Henri II, il rejoint la cour du jeune roi François II et se voit confier des tâches d’ambassade. En 1562, il se rend à Rouen avec François II après que la ville a été reprise aux protestants par les catholiques et c’est là qu’il rencontre les trois « cannibales » dont il parle dans le chapitre « Des Cannibales » (I, 31) [vous noterez que Montaigne commet une erreur lorsqu’il relate cette rencontre puisqu’il la place sous le règne de Charles IX, pour les besoins de la critique qu’il met dans la bouche des « sauvages »] :

« Trois d’entre eux […] furent à Rouen, du temps que le feu roi Charles neuf y était » (ll. 472‑479).

La retraite (1571-1592)

Après 1563, il suit les affaires de la cour de loin et se concentre à l’administration des affaires de Guyenne. Il se marie en 1565 et de cette union ne survit qu’une fille. En 1568 son père meurt à son tour. Montaigne résigne ses charges au parlement de Bordeaux en 1570 et se retire, en 1571 dans le château dont il a hérité de son père.

Cette retraite est consacrée à l’étude, sur le modèle de l’otium (loisir studieux) de ses maîtres latins et humanistes. Il lit et entreprend l’écriture des Essais. Ce effort d’écriture est constitue un retour sur lui-même, ses pensées, sa vie, à destination de ses proches et de ses amis. Son objectif, clairement énoncé dans l’avis « Au lecteur » :

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dés l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altiére et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.

Mais l’écriture n’est pas linéaire, bien au contraire. Ce n’est pas une autobiographie mais plutôt un auto-portrait, peint par touches successives au gré de l’enchaînement des pensées.

Cette activité ne signifie pas pour autant que Montaigne se désintéresse de ce qui se passe en France, il y fait des allusions et ses prises de positions modérées sont visibles, par exemple dans la critique du pouvoir papal sur les Indes :

« Ils étaient […] envoyés par le Roi de Castille […] auquel le Pape, représentant de Dieu sur terre, avait concédé la domination sur les Indes entières » (« Des Coches », ll. 558-561)

A titre personnel, Montaigne est directement impliqué dans l’opposition entre catholiques et protestants (même s’il ne prend pas part à la guerre) : certains de ses frères et sœurs sont protestants tandis que la famille de sa femme était ultra-catholique. Le traité de son ami La Boétie (De la servitude volontaire) est utilisé par les réformés dans des textes à charge (pamphlets) contre le pouvoir royal. Il fréquente alors la cour du roi Henri III de Navarre (le futur Henri IV de France) dont il devient, en 1577 le « Gentilhomme de la chambre », et fait aussi parti des intimes d’Henri III de France.

En 1580, il fait publier les deux premiers livres des Essais et se rend à la cour pour les apporter, en personne au roi Henri III. Mais, étant atteint de gravelle (calculs rénaux), maladie grave et mal soignée à l’époque, il entreprend un voyage en Allemagne, Suisse, Autriche et Italie afin d’aller dans différentes villes thermales en quête d’un traitement. C’est en Italie, en 1581, qu’il apprend qu’il a été élu maire de Bordeaux et que le roi Henri III l’enjoint personnellement à accepter cette charge. Il rentre donc à Montaigne et s’acquitte de sa mission tâchant au mieux de négocier entre catholiques ultra, modérés et protestants (puisque Henri de Navarre est gouverneur de la province de Guyenne). Il est exceptionnellement réélu à cette charge en 1583, nonobstant l’opposition de la Ligue. Durant ce second mandat, ses activités de conciliation entre Henri III et Henri de Navarre se multiplient l’empêchant de se consacrer autant qu’il l’aurait souhaité à la rédaction du troisième livre des Essais. Il ne mène pas son mandat à son terme parce que la peste se déclare en 1585 et qu’il préfère se retirer à Montaigne pour se tenir éloigné de la contagion. Après sa démission, il poursuit la rédaction du livre III des Essais. Il se rend à Paris en 1588 pour faire imprimer son ouvrage. C’est là qu’il rencontre Marie de Gournay (cf. cours sur l’histoire du texte) et se retrouve brièvement enfermé par les ligueurs. La reine mère, Catherine de Médicis, obtient qu’il soit libéré et il rejoint le roi à Blois. Il retourne ensuite chez lui où il apprend l’assassinat d’Henri III et aide le nouveau roi, Henri IV, à pacifier la Guyenne, sans pour autant accepter de venir le conseiller à Paris. Il meurt en septembre 1592.


Vous pouvez, pour compléter ce rapide tableau, écouter l’émission suivante consacrée à Montaigne et qui éclaire à la fois sa vie et son œuvre.

Montaigne, Les Essais (1595) – Une brève histoire du texte.

Les Essais de Montaigne sont une œuvre composée durant 18 ans et inachevée à la mort de l’auteur en ce sens que l’édition que nous lisons est celle qui inclut les notes manuscrites que Montaigne a apporté à la troisième édition de son texte en 1588, c’est ce que l’on appelle « l’exemplaire de Bordeaux » (parce qu’il est conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux).

Extrait de l’Exemplaire de Bordeaux qui correspond aux lignes 134-145 de notre édition et que nous avons étudié en cours (texte 1) [Source : BNF-Gallica]

L’édition des Essais s’est donc déroulée en quatre temps :

1580 : Première édition. Le texte comporte alors deux livres qui comportent, en tout, 94 chapitres (57 pour le Livre I et 37 pour le Livre II). Cette première édition devait, dans l’esprit de Montaigne, au début de son projet éditorial, servir d’écrin au Traité de la servitude volontaire de La Boétie, mort en 1563. Le texte de son ami aurait dû venir s’intercaler entre le premier et le second livre. Ce projet n’a jamais vu le jour.

1587 : Deuxième édition du texte qui comporte environ 150 corrections mineures et 50 ajouts conséquents, souvent inspirés de ses voyages en Italie dans les années 1580-1581.

1588 : Troisième édition. Le texte des deux premiers livres est très largement remanié par l’ajout de nombreux passages (plus de 500 peut-on lire sur le privilège royal). L’autre nouveauté de cette édition est l’addition d’un troisième livre composé de 17 chapitres dont le volume est aussi important que chacun des deux autres livres.

Extrait du privilège royal autorisant l’impression de la troisième édition augmentée des Essais [source : BNF-Gallica]

Cette troisième édition se justifie de deux façons : l’une littéraire, l’autre économique.

Du point de vue littéraire, Montaigne n’a jamais cessé de retravailler, de remanier, d’approfondir son propos. Les additions de la troisième éditions sont les marques de cette réflexion en mouvement.

Du point de vue économique, les livres imprimés en France, le sont majoritairement avec un « privilège ». Il s’agit d’une autorisation exclusive octroyée à un éditeur d’imprimer un texte, pour une durée limitée (ici neuf ans). A la fin de la période déterminée par le privilège, tout éditeur peut imprimer, pour son compte, le texte, il échappe donc à son auteur. La solution pour proroger un privilège est de soumettre une œuvre passablement remodelée. C’est ce que note le privilège du roi reproduit ci-dessus :

Par grâce et privilège du Roi, il est permis à Abel L’Angelier, libraire […] d’imprimer […] Les Essais du Seigneur de Montagne revus et amplifiés de cinq cents passages, avec l’augmentation d’un troisième livre, et sont faites très expresses défenses à tout imprimeur et libraire d’imprimer ledit livre jusques au temps et terme de neuf ans, sur peine de confiscation des livres qui se trouveront imprimés, et d’amende arbitraire […]

1592 : Édition de l’Exemplaire de Bordeaux par Marie de Gournay qu’il nomme sa « fille d’alliance » (c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lien de parenté entre eux mais qui lui reconnait une forme de filiation par l’affection et l’intérêt intellectuel qu’ils se portent) :

« J’ai pris plaisir à faire connaître à plusieurs endroits les espoirs que me donne Marie de Gournay le Jars, ‘ma fille d’alliance’, et assurément aimée de moi plus que paternellement et entourée d’affection, dans ma retraite et ma solitude, comme si elle était l’une des meilleures partie de mon être propre » (« De la présomption », II, 17)

C’est à elle que l’épouse de Montaigne envoie l’exemplaire annoté afin qu’elle le publie. C’est cette édition (revue et corrigée par des scientifiques modernes) que nous lisons.

Pour faire la différence entre ces trois états du texte, une convention veut que l’on mette en évidence chacune d’entre elles dans le texte. Ainsi, dans l’édition que nous lisons, le texte de la première édition est marquée avec un trait oblique ( / ), celui de la troisième édition avec deux traits obliques ( // ) et celui de l’édition de Bordeaux avec trois traits obliques ( /// ).

Cela n’a, en soi, pas d’incidence sur notre lecture du texte. En revanche, cela en a une pour comprendre que l’écriture de Montaigne, reflet de sa pensée, est en perpétuel mouvement et qu’il procède par approfondissements successifs. Ces approfondissements s’apparentent, parfois, à des digressions – changements apparents de sujet avant d’y revenir. On le voit par exemple dans des formules comme celle que nous avons rencontré au début « Des Cannibales » : « or je trouve, pour revenir à notre propos, que… » (l. 120).


Vous pouvez, si vous le souhaitez, compléter ces éléments en écoutant l’émission suivante :

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/montaigne-philosophe-15-montaigne-philosophe